Taxer les surprofits des fournisseurs d’énergie ? Oui assurément, mais les éliminer surtout !
Début octobre, la ministre de l’Energie, Tinne Van der Straeten, annonce son intention de taxer les surprofits des producteurs d’électricité nucléaire et renouvelable (producteurs ‘inframarginaux’, ceux qui n’utilisent pas du gaz). Cette proposition se voulait ambitieuse : elle allait au-delà de ce qui avait été décidé dans le règlement adopté le 30 septembre par les ministres de l’énergie de l’UE, et pouvait rapporter 4,7 milliards € :
- Taxation à 100% des revenus résultant de la production d’énergie au-delà de 130€/MWh (alors que l’UE propose un plafond de 180€).
- Période d’application : du 1er janvier 2022 au 31 décembre 2023 (alors que l’UE propose du 1er décembre 2022 au 30 juin 2023)
- Une cotisation de solidarité du secteur pétrolier de 1,5 centime par litre
Lors du conclave budgétaire du gouvernement, la mesure a été sérieusement diluée : la taxation à partir de 130€ ne commencera qu’en décembre 2022. De janvier à novembre, ce ne sont que les revenus au-delà de 180€ qui seront taxés (pour seulement 172 millions €) ; la taxation des surprofits n’est décidée que jusque fin juin 2023, pourrait être prolongée ensuite, mais le flou est entretenu. Cette nouvelle mouture ne rapporterait plus que 3,1 milliards dans lesquels la nouvelle taxation des surprofits sur la production d’énergie ne compte finalement que pour 1,01 milliard, soit bien moins que les 4 milliards annoncés.
Et cela alors qu’Engie annonce, fin juillet, le doublement de ses bénéfices à 5 milliards €, rien que pour le premier semestre 2022[1].
Rester dans les clous du ‘raisonnable’
Il y aura donc taxation des surprofits, mais bien plus modeste. Ainsi qu’une mesure rétroactive au 1er janvier 2022, mais pour un montant très minime. Il fallait sans doute politiquement montrer qu’on faisait quelque chose, mais … sans trop fâcher Engie ni s’écarter des clous européens. Ce qu’on fera après juin 2023 dépendra des discussions en cours pour la prolongation de deux réacteurs nucléaires ; nul doute qu’Engie, en position de force, exigera des concessions supplémentaires de notre gouvernement pour prix de la prolongation des centrales.
Être énergétiquement dépendant de la Russie est considéré comme inacceptable, et certains sont prêts à sacrifier notre économie pour s’en dégager dans la précipitation. Mais être encore plus dépendant d’Engie ne pose visiblement pas le même problème à nos élus.
Cacophonie et ‘chacun pour soi’ dans l’Union Européenne
Tout cela ne concerne que la production d’électricité. Pour le prix du gaz, l’idée de fixer un plafond européen au prix d’achat reste en suspens. Parmi les membres de l’UE, l’Allemagne s’y oppose, craignant que les producteurs refusent de vendre en Europe si le prix y est unilatéralement fixé.
La ‘solution’ allemande est tout autre : ce gouvernement a annoncé un plan de plafonnement du prix de l’énergie payé par le consommateur; ce serait donc l’Etat qui paiera la différence entre ce prix plafonné et le prix de marché. Le gouvernement allemand est prêt à emprunter 200 milliards € pour financer ce plan sur 2 ans.
Cette formule ne limite pas les surprofits des entreprises qui vendent l’énergie. Bien au contraire, il les subsidie puisque c’est l’Etat qui les paie.
C’est la logique du plus offrant : en acceptant de payer le prix fort, l’Allemagne s’assure un approvisionnement, au détriment des pays qui ne pourront pas suivre financièrement. C’est donc le ‘chacun pour soi’ et ‘le plus riche l’emporte’.
Nul doute que si certains pays taxent alors que d’autres subsidient les surprofits, les producteurs vont jouer la concurrence entre pays et orienter leur production là où ils pourront vendre le plus cher. Au lieu de dompter le ‘marché fou’, c’est le laisser prospérer sur de nouvelles inégalités et ruiner les solidarités en Europe.
Ce 21 octobre, le Conseil européen s’est accordé sur le principe de … travailler ensemble pour baisser le prix du gaz. On parle d’un « corridor de prix » dynamique, sorte de compromis entre un prix fixe et le prix du marché, dont on gommerait les variations les plus fortes. A voir. Rien, en tous cas, de très coercitif pour les fournisseurs.
Et les (sur)profits internationaux ?
Les prix de gros actuels du gaz et de l'électricité sont si irrationnellement élevés qu'une intervention sur le marché est nécessaire. En Asie, le prix de gros du GNL est de 150 €/MWh et en Amérique de 30 €/MWh. Il n'y a aucune raison pour que les prix du gaz en Europe (300 €/MWh) soient un multiple de ces prix alors qu'ils le transportaient en Europe pour quelques euros par MWh.[2]
Les européens sont les dindons de la farce, parce que nos dirigeants le veulent bien.
La Commission remercie chaleureusement les Etats-Unis qui nous vendent plus de GNL (gaz naturel liquéfié), pour compenser le gaz russe. Mais pourquoi ce GNL nous est-il vendu sept fois plus cher qu’aux Etats-Unis ? Ne peut-on pas attendre (et exiger si nécessaire) d’un pays ‘allié’, qui désire tant nous aider à sortir de notre dépendance énergétique à la Russie, qu’il nous vende son gaz au prix coûtant, et non au prix spéculatif du marché ?
Des revendeurs s’en donnent à cœur joie : ils achètent le gaz là où il est meilleur marché pour nous le revendre ensuite, 2 à 10 fois plus cher. Il ne serait pas très difficile d’enrayer ce trafic, mais nos dirigeants, tout en se désolant pour le citoyen qui souffre, ne le font pas.
Des inégalités qui minent un front populaire
De nombreux ménages sont protégés, en Belgique, par le tarif social, mais pas tous. En outre la situation est fort inégale : beaucoup ont encore des contrats à tarif fixe, mais ceux qui, à cause des circonstances (un déménagement récent, par exemple) ou parce qu’ils se sont laissés leurrer par la promotion (portée par nos dirigeants pendant 20 ans) des avantages du « libre marché », ont un tarif variable, voient leur facture exploser. Beaucoup ont besoin d’énergie pour leur activité professionnelle et sont pris à la gorge.
Les règles d’évolution du prix des contrats variables sont différentes d’un contrat à l’autre. Certains sont indexés sur l’indice gazier TTF de Rotterdam, d’autres sur le ZTP ou le PEG. Comment s’en sortir ? Faudrait-il que nous devenions tous experts et que nous passions notre temps à scruter les prix ? La libéralisation est une aberration : que signifie la liberté de choix quand les consommateurs n’ont ni le temps, ni les ressources, ni l’envie de boursicoter ? Résultat : nous sommes rackettés par les intermédiaires, plus avertis.
Pourquoi nos élus ne commencent-ils pas par forcer la transparence et unifier les tarifs ?
On reste dans le palliatif plutôt que le curatif
La taxe sur les surprofits ne s’appliquera pas aux fournisseurs qui produisent de l’électricité à partir de gaz ; elle ne concerne pas les énergies fossiles (gaz, mazout, carburants). Elle ne va pas diminuer le prix payé par le consommateur : ce dernier devra toujours payer des prix exorbitants … et l’Etat essaiera d’écrémer les surprofits ensuite, pour les redistribuer sous formes d’aides dans un troisième temps.
Cela ne résout rien. Il faudra toujours débourser à l’avance, pour une aide peut-être plus tard. Toutes nos activités étouffent à cause de la crise énergétique. Et les aides sont mal taillées. Pour aider les entreprises, l’Etat permet aux employeurs … de mettre leurs travailleurs au chômage économique. Ce qui signifie arrêt de la production, perte de clients et des chômeurs qui auront d’autant plus de difficulté à payer leur énergie que leur revenu sera amputé. Et quid pour les activités économiques qui n’ont pas de travailleurs, pour les artisans (le boulanger du coin, par exemple) ?
L’Etat propose de réduire les accises, de reporter le paiement des cotisations sociales, rouvre le droit-passerelle … Comme pendant la crise du COVID, il met en place une usine à gaz pour des aides mal adaptées aux besoins réels : elles seront sans doute partielles (certains seront oubliés) et mal taillées (insuffisantes pour les uns et effet d’aubaine pour les autres). Alors qu’il suffirait d’imposer un prix normal pour l’énergie.
Pourquoi taxer les surprofits plutôt que simplement les empêcher ? Les vraies solutions
Le système de marché, qui fixerait les prix de manière optimale (et au plus juste pour le consommateur), ne fonctionne plus (s’il a jamais fonctionné), même les ministres libéraux et le gouvernement le disent. Citons encore une fois le site officiel Belgium.be : « Il y a, en Europe, une déconnexion totale entre les coûts et les prix. Le marché ne fonctionne plus. C’est pourquoi nous devons intervenir. Et c’est pourquoi la Belgique plaide depuis le mois de mars au niveau européen pour un plafonnement des prix du gaz et une refonte des prix de l’électricité.[3] »
Les vraies solutions sont claires et bien connues :
1. Bloquer les prix (non pas en demandant à l’Etat de payer la différence, mais en interdisant de vendre plus cher). S’il est interdit de vendre l’énergie plus chère que 130€, il n’y aura tout simplement pas de surprofit, ni de population ou d’entreprises à aider.
2. Nationaliser le secteur énergétique. Ce secteur est essentiel au fonctionnement de tous les autres. Nous devons pouvoir le piloter pour la transition climatique (organiser le passage à d’autres sources d’énergie, sans crise brutale). C’est un instrument indispensable pour mener une politique solidaire et démocratiquement choisie ; il doit être dans les mains du public, et non du privé.
Dès lors, pourquoi encore attendre ?
Don’t pay
Pour forcer les décideurs, certains appellent à la grève du paiement des factures, comme le mouvement ‘Don’t Pay’ au Royaume-Uni. C’est tentant, ça pourrait être efficace, mais uniquement s’il s’agit d’un mouvement de masse, largement suivi et organisé. Inciter sans plus les plus précaires à ne pas payer leurs factures, c’est en faire de la chair à canon. Isolés, ils seront vite rattrapés et sanctionnés par le système judiciaire et répressif. Par contre si, par exemple, les organisations syndicales se posent en rempart, proposent de payer les factures sur un compte bloqué aussi longtemps que le gouvernement ne prend pas les mesures qui s’imposent, alors ce mouvement aura toutes les chances de réussir.
Actions syndicales
Les actions de grève se multiplient chez nous et dans les pays voisins. Une grève générale se prépare en Belgique pour le 9 novembre. Les salaires perdent en valeur avec l’inflation, alors que visiblement certains en profitent. Comme dans toutes les crises, ce sont les travailleurs qui trinquent. Les « profiteurs de guerre » d’antan s’appellent maintenant « les marchés », et il ne serait plus politiquement correct de leur demander des comptes. Bientôt ils nous demanderont de rembourser les dettes qu’ils ont creusées. Mais il faudra bien plus qu’un jour de grève générale pour renverser la vapeur.
Mais aussi : agir pour la paix
L’augmentation du prix de l’énergie est une tendance structurelle et de long terme. Il n’y aura pas de transition climatique sans sobriété énergétique. Mais il y a aussi une spéculation néfaste qui se nourrit de toutes les crises, y compris du conflit en Ukraine.
Or c’est un choix très discutable de nos élites que, plutôt que de chercher à apaiser le conflit, d’entretenir les tensions, d’alimenter la guerre et de rompre pour, sans doute de très nombreuses années (et bien au-delà du conflit en Ukraine), tout échange économique avec la Russie, pourvoyeuse de ressources naturelles indispensables à l’industrie européenne. C’est une chose de refuser fermement le recours à la force d’un Etat contre un autre ; c’en est une autre de suicider les sociétés européennes.
[1] « Engie double ses bénéfices et offre une ristourne aux clients français : rien n’est prévu pour les Belges », 29/7/2022, l’Avenir, Guillaume Barkhuysen
[2] Site belgium.be (informations et services officiels), 31 août 2022, Un plan fédéral de crise face à la flambée des prix de l’énergie | Belgium.be
[3] ibidem