Europe libérale versus démocratie
1. Dans une étude sur la zone euro, l’Organisation de coopération et de développement économiques estimait que la reprise sera « faible » et « lente » et que la réduction des déficits, (« priorité immédiate » qui appelle « une très grande rigueur, voire une baisse des salaires et des prix ») pourrait « freiner » la croissance. Remarquable mise en évidence des errements systémiques exacerbés par la crise actuelle du capitalisme. Ce qu’illustre cette autre perle de l’OCDE : « il est crucial que le système bancaire retrouve sa bonne santé pour soutenir la croissance ». Pour cela, « de nouvelles opérations de recapitalisation des banques pourraient être nécessaires », mais il faut, dès que possible, « mettre fin au soutien du système financier» (après avoir placé les pertes des banques dans les comptes publics).
De son côté, le Fonds monétaire international conseillait de suivre le même cap absurde. A l’issue d’une tournée dans notre pays, les experts du FMI redisaient l’urgence de « plans concrets » pour répondre à la pression des marchés. Et proposaient une fois de plus leurs recettes, montrant ainsi qu’ils restent les chantres convaincus des tables de la loi libérales : revoir l’âge de la pension, limiter les allocations de chômage dans le temps et « réformer » l'indexation automatique des salaires. C’est peu dire que les gardiens du temple, empêtrés dans leurs contradictions, naviguent à vue. La pensée unique ne pense plus et imagine encore moins un changement de cap.
2. La crise globale que vit l’Europe depuis des années exigerait une remise à plat des traités. Or, l’application, au sein de la philosophie des « plans d’ajustement structurel » chers au FMI conduit d’évidence à une aggravation de la situation puisque les dogmes idéologiques qui ont mené au bord du gouffre seront encore durcis. Cela dans le plus grand mépris des exigences démocratiques. Faut-il encore redire qu’il s’agit là d’un processus pensée et construit ? « On avait cru que l'effondrement du système financier en 2008 ouvrirait une fenêtre d'opportunité pour réformer la finance mondiale, l'une des responsables, et même des coupables, de la crise. Mais la fenêtre s'est vite refermée. Paradoxalement, ayant absorbé des concurrents pendant la tourmente, les acteurs financiers survivants sont devenus encore plus gros et plus puissants qu'auparavant. Le résultat est obscène pour le grand public : profits record et bonus exorbitants. A contrario, la crise des dettes souveraines consécutive à l'implication des Etats pour sauver leurs banques nationales a ouvert la voie à des réformes dites ‘structurelles’. Il ne s'agit pas d'un complot caché », analysait l’économiste français Philippe Eskenazy. « Ces réformes répondent à un agenda clairement néolibéral : moins d'Etat social, plus de dérégulation du marché du travail (…) Les bienfaits des ‘réformes structurelles’ imposées relèvent désormais bien plus de la croyance idéologique que d'une vérité économique, la science économique étant elle-même démunie face à des phénomènes que ses théories actuelles sont incapables d'expliquer. (1) »
3. Une telle Europe, celle de la concurrence sans freins et du dumping fiscal, social et salarial, va dans le mur. Cette situation appelle des réponses économiques fortes, d’effet radical et immédiat. Mais elle appelle aussi des réponses politiques. Très naturellement, les opinions européennes constatent la perte de tout contrôle de la crise par la « puissance publique ». D’où le danger de l’ « extrême-populisme », mélange d’autoritarisme ultra et d’ultralibéralisme. Les décisions prises aujourd’hui par les gouvernements et les instances européennes évitent que le grand capital puisse être mis à contribution. Elles visent à placer toujours plus les citoyen(ne)s hors jeu. Comme si ceux-ci étaient plus coupables que la finance sans visage et sans frontière ou que les agences de notation qui veillent à punir tout risque de « dérapage » des finances publiques. Ce parti pris est non seulement systématique. Il est revendiqué et déborde largement le terrain de l’économie. A ce titre, il est le reflet d’une idéologie globalisante implacable. Il pense un modèle de société, une architecture a-démocratique.
4. Des exemples :
- Les contraintes de traité de Maastricht et du Pacte de stabilité. Sur un plan théorique, le traité de 1992 introduit la notion de « citoyenneté européenne ». Parallèlement, les commentaires se sont multipliés pour se réjouir (de) ou condamner le fait qu’il s’agissait d’éviter les interventions présumées « égoïstes », « inconséquentes » ou « démagogiques » des opinions et des élus. « Les orientations économiques adoptées depuis le milieu des années 1980 et sanctuarisées dans l’Acte unique européen et le traité de Maastricht illustrent ce changement. En l’espace de quinze ans, les principaux outils utilisés par l’Etat social pour organiser, après 1945, une réorientation des richesses vers les classes populaires, ont été systématiquement affaiblis (…) Avec l’adoption du pacte de stabilité budgétaire à Amsterdam, en juin 1997, et, depuis le 1er janvier, avec la mise en place de l’euro sous la seule autorité de la Banque centrale européenne, l’Union européenne (UE) est passée à un stade supérieur de son intégration. Encore aujourd’hui, bien peu ont conscience qu’il s’agit d’un véritable changement de régime politique, destructeur de la démocratie (2). »
- Le ton étant donné, le rythme a été tenu. Accéléré par la crise actuelle. « Depuis quelques mois, et là encore au nom de l’urgence du moment, les ayatollahs de l’ultralibéralisme sont à l’offensive pour tenter de rendre les ripostes populaires inopérantes. Ainsi en est-il de cette volonté de soumettre les projets de budgets nationaux aux instances européennes non-élues avec à la clé un système de sanctions « préventives » pour les pays qui « violeraient » les règles budgétaires absurdes édictées par les traités européens. »
« Plus récemment, Mme Merkel a imposé à ses partenaires une révision du traité de Lisbonne, pourtant réputé intouchable, et visant à soumettre à des conditions draconiennes le recours des Etats au Fonds européen de stabilité financière. Le FMI, on le sait, est étroitement associé à l’opération. FMI, dont Dominique Strauss-Kahn, à ce moment encore directeur général, proposait de « créer une autorité budgétaire centralisée avec une indépendance politique comparable à celle de la Banque centrale européenne. » Histoire de mettre toujours plus l’Union européenne capitaliste et technocratique à l’abri des interventions populaires. Et de toute sanction des peuples ou des élus puisque, en vertu de l’article 48-6 du traité, les dispositions de sa partie III, qui concerne les politiques et actions internes de l’Union, « peuvent être modifiées directement par le Conseil européen statuant à l’unanimité » s’inquiétait Le Monde diplomatique dans son n° de décembre 2010 » (voir « Europe en faillite, lourds nuages sur la Belgique », sur le site de l’ACJJ).
A la mi-mars, le Conseil européen adoptait « un pacte pour l’Euro », aussitôt dénoncé par les organisations syndicales, visant une « coordination renforcée des politiques économiques pour la compétitivité et la convergence ». Soit des plans d’ajustement structurels tels que ceux appliqués aux pays en voie de développement, maintenant que le Fonds monétaire international a posé ses valises au cœur de l’UE : « L’assistance financière sera subordonnée à une stricte conditionnalité dans le cadre d’un programme d’ajustement macroéconomique. » Déjà, la Grèce était priée de « mener à bien entièrement et rapidement le programme de privatisations et de valorisation des patrimoines fonciers de 50 milliards d’euros ».
Et tous les Etats membres doivent rendre chaque année, voire tous les semestres, des comptes à la Commission et au Conseil européen qui vérifieront « la mise en œuvre des engagements et les progrès accomplis » par chacun dans la maîtrise des dépenses publiques. Histoire de placer dans un carcan d’acier les budgets de l’État, de la sécurité sociale, des régions et des communes, par-delà les prérogatives élus. Les pays membres devront ainsi soumettre leurs intentions budgétaires à court et moyen terme. Après avis de la Commission et du Conseil, et alors seulement, les projets de budgets pourront être transmis aux parlements nationaux.
Avec le pacte pour l’euro, qui réforme « le pacte de stabilité et de croissance (mars 2005) ainsi que le traité de Lisbonne (décembre 2009) pour « resserrer l’étau », il s’agit de « tenter de rassurer, le plus rapidement possible, à n’importe quel prix, les grands acteurs opérant sur les marchés financiers internationaux quant à la viabilité de l’euro. » Pourtant, « Avec la crise financière qu’ils sont les seuls à avoir engendrée, ces derniers ont démontré leur incapacité la plus complète à s’autoréguler (…) Inutile de rappeler, dès lors, que c’est principalement la crise financière, et la nécessité pour les États de sauver le secteur financier de la banqueroute, qui ont creusé les déficits et l’endettement public (3). »
- Il convient aussi de s’inquiéter de la relance, dans une totale opacité, du « conseil économique transatlantique » censé aboutir d’ici quelques années à un seul marché unique euro-nord-américain, fatal sans doute pour les législations et réglementations qui entravent l’activité multinationales, tant dans le domaine social que sanitaire, éducatif ou environnemental, en matière de droit du travail ou de services publics (voir commentaire afférents sur le site de l’ACJJ « l’OTAN, gendarme nucléaire et global »).
- La soumission à ce nouvel et dangereux « ordre transatlantique » ne concerne pas que les matières économiques. Lors du sommet de l’OTAN en novembre 2010 à Lisbonne, un « nouveau concept stratégique » a confirmé le leadership militaire des Etats-Unis, pourtant considérablement affaiblis, politiquement et économiquement, dans la sphère occidentale. (« Aux yeux des dirigeants, les affaires du monde, son avenir, sont trop sérieux pour s’encombrer de contraintes démocratiques. Et pourtant, les enjeux officiellement dévoilés dans la capitale portugaise sont, à bien des égards, littéralement vitaux. Appartiendrait-il, par nature, aux atlantistes de jouer les croisés d’un Occident supposé en péril ? De s’affirmer comme la superpuissance globale dans un monde miné par les crises (…) Autrement dit, l’OTAN se transformera explicitement en gendarme du monde en contradiction formelle avec la Charte des Nations Unies et le droit international qui réserve cette fonction au Conseil de Sécurité de l’ONU, chargé du maintien de la paix {ibidem}. »
- Le sommet de l’OTAN a énuméré les « nouvelles menaces » qui pèseraient sur l’Occident : terrorisme, cyber-attaques, prolifération nucléaire, tensions ethniques, sécurité des approvisionnements en matière premières, pression démographique, piraterie maritime… Autant de dangers, aux yeux de l’Alliance, qui justifie.son rôle de gendarme global. Tout naturellement et sans discussion ouverte préalable, La Commission européenne a présenté le lundi 22 novembre, sa « stratégie de sécurité intérieure pour l'Union européenne ». L’objectif est de renforcer la sécurité intérieure, celle « des citoyens, des échanges et des entreprises » (amalgame éloquent, bien dans l’air du temps). Cette « stratégie cohérente et globale", à l’instar de ce qui se passe aux Etats-Unis) qui sera discutée avec le Conseil et le Parlement européens, offre un curieux melting-pot, mêlant lutte contre les trafiquants et la corruption et récolte de données individuelles, contrôle des flux financiers et de la cybercriminalité et renforcement des contrôles au frontières.
5. Répétons-le, tout ce qui est évoqué ci-dessus ne fait guère – ou pas du tout – l’objet de débats publics et contradictoires. Récemment, Le Monde, citant un sondage, rappelait dès lors cette évidence : « L’opinion ne croit pas tant à l’influence des gouvernements pour en sortir qu’à la domination des multinationales et des marchés financiers ». Il ne pourrait en aller autrement.
Dans sa « feuille de route » élaborée lors de son récent congrès à Paris, le Parti de la gauche européenne constatait « un risque grave d’étranglement de la démocratie, de ‘gouvernance’ autoritaire des Etats selon les intérêts du marché, « un « risque d’accentuation de la crise de légitimité de l’Union européenne, de perte de confiance de la part des peuples niés dans leur volonté de faire respecter leur liberté de décider de leur destin. »
Dans une carte blanche au Soir, l’économiste Ricardo Petrella évoquait voici peu le « comportement criminel » des « grandes puissances de ce monde qui sabrent dans les conquêtes sociales mais « laissent intacts les paradis fiscaux, les ‘grands patrons’ s’octroyer des milliards (…) On a l’impression que notre monde se trouve dans une phase historique marquée par le retrait des dirigeants politiques (y compris, donc, les dirigeants ayant le pouvoir économique, scientifique, culturel, moral…) ». Il notait justement que « le déficit démocratique dont on parle depuis 25 ans n’a d’égal en intensité que les discours sur la participation active des citoyens (4). »
6. Dans le même temps, une situation politique et sociale nouvelle est en train de s’ouvrir, montrant que rien n’est joué. Nombre de citoyens expriment à la fois une volonté de changement et leur scepticisme devant la capacité – ou la volonté - de « la gauche » à y participer. Soutien majoritaire à des mesures de gauche et doute sérieux sur – ou constat lucide – sur la capacité politique de les porter. Cela au moment où la droite sans se bat sans complexe pour asseoir ses positions, profitant de l’adaptation des gauches social-démocrate et vertes aux contraintes de la crise capitaliste.
L’Etat, la « puissance » publique n’est plus une puissance, la chose politique est dévalorisée, les responsables politiques déconsidérés. Dans la foulée, la démocratie apparaît de plus en plus une enveloppe vide de contenu, alors que des sujets essentiels mobilisent la société : retraites, emploi, rôle des banques, utilisation de l’argent, services publics, santé, enseignement…
Les mobilisations sociales dans les pays européens sont souvent impressionnantes. L’idée qu’il est inconcevable de sauvegarder et améliorer le niveau de vie des peuples tant que les casseurs de la pensée unique pourront perpétrer leurs forfaits, ce constat fait son chemin. Reste donc l’essentiel si l’on ne veut pas que, proliférant sur les ruines de la démocratie, les courants d’une droite populiste et xénophobe n’apparaissent toujours plus comme le seul recours possible. La gauche européenne doit plus que jamais relever le défi de l’alternative politique. Une alternative à construire sans a priori, sans sectarisme, avec tous les acteurs sociaux, associatifs, syndicaux, cela dans chaque pays et à l’échelle de l’UE.
1 . « La dette contre la démocratie » par Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, Ecole d'économie de Paris. Le Monde de l’économie, le 13 décembre 2010.
2. « Démantèlement programmé de l’Etat social ». Corine Gobin, « L’euro sans l’Europe ». Manière de voir. Edité par le Monde diplomatique, janvier 2002.
3. « Le pacte pour l’euro : un pacte de loups ». Par André Balthazar, chercheur à la Fondation André Renard (FGTB). A lire sur le site de « Form’action André Renard ».
4. « Comment contrecarrer le refus des puissants d’agir ». Le Soir du 3 décembre 2010.
Introduction de Maurice Magis, porte-parole international du PCWB développée ce 26 novembre à l'occasion du colloque organisé ce jour par l'ACJJ et le Parti de la Gauche Européenne