L'invité du Drapeau Rouge : Bahar KIMYONGUR

Publié dans International

Militant endurci de la solidarité internationale, né et éduqué en Belgique où il est licencié en histoire de l’Université libre de Bruxelles, Bahar Kimyongür n’a jamais oublié ses racines arabo-turques ni la conviction que ces racines le rapprochent, par un mécanisme de vases communicants, à tous les peuples en lutte. Opposant déterminé au projet de démantèlement de la Syrie concocté par une alliance trouble de l’impérialisme occidental, du sionisme et de l’obscurantisme islamique avec la complicité ouverte du régime turc, pourfendeur de la manipulation de l'information par les grands médias,  notre invité nous livre ici quelques vérités qui nous aideront à mieux comprendre la tragédie en cours dans ce grand et ancien pays.

Le Drapeau Rouge.- La dernière Assemblée Générale des Nations Unies a eu comme sujet central, pour ce qui concerne la politique internationale, la crise syrienne. L'intervention la plus remarquée fut celle du président russe Vladimir Poutine qui a proposé, à cette occasion, la constitution d'une coalition internationale pour combattre Daech (connu également comme l'État Islamique). Que penses-tu de cette proposition ?

Bahar Kimyongur.- Logique et nécessaire. La solution russe est la seule qui tienne la route. D'abord parce que contrairement à l'Occident, Moscou s'appuie sur des troupes au sol, à savoir l'armée syrienne, soit la force la plus légitime, la plus aguerrie et la plus efficace dans le combat anti-terroriste. Nul ne peut gagner une guerre en se contentant de larguer des bombes depuis le ciel. La Russie dispose de troupes au sol, celles de l'armée syrienne. L'armée syrienne dispose d'un appui aérien, les Sukhoi russes. Cette alliance militaire est la seule qui puisse sauver la Syrie. 

Ensuite parce que la Russie est l'unique nation à apporter une solution constructive pour les Syriens. L’intervention russe sollicitée par le gouvernement légitime de Damas est assortie d’un volet politique incluant toutes les forces syriennes de bonne volonté,  y compris les factions dissidentes de l’Armée syrienne libre (ASL) ainsi que des puissances régionales essentielles pour la résolution du conflit, telles que l’Iran et l’Égypte. Rappelons au passage que l’Égypte et la Syrie sont deux sœurs jumelles de longue date. Du temps de Nasser, elles ont formé la République arabe unie entre 1958 et 1961, se sont battues côte à côte contre Israël, notamment en octobre 1973, et contre les Frères musulmans. Les armées syrienne et égyptienne n’ont jamais rompu leurs relations même au plus fort de la crise syrienne. Et par ailleurs, l’une et l’autre sont des alliés historiques de l’URSS et aujourd’hui de la Russie (malgré l’américanisation promue par Sadate, Moubarak et Morsi).

À l’inverse, les USA et leurs alliés arabes, turc et européens n'ont fait que souffler sur les braises, armer directement ou indirectement Daech, ces ignobles barbares engendrés par les obscurantismes. De sorte que l'on peut affirmer qu'en soutenant l'effort de la résistance syrienne au terrorisme, la Russie devient un facteur essentiel pour la stabilité de la région et ce, tout en respectant la souveraineté du pays. Cette précision est particulièrement importante parce que l'intervention russe, à la différence de celles de la France et des États-Unis, est faite avec l'accord et l’acceptation entière du gouvernement syrien. La Russie défend les intérêts du peuple syrien. On voit bien que le chaos engendre Daech. Reconstruire l'État syrien là où les djihadistes l'ont anéanti est la condition sine qua non pour le retour à la paix, à la stabilité et à la réconciliation. Cela dit, Moscou sait très bien que la solution ne peut être exclusivement militaire. C'est pourquoi Poutine et Lavrov, le ministre des Affaires étrangères de la Russie, travaillent d'arrache-pied pour lancer un processus politique. Ils invitent les puissances régionales laissées sur la touche, comme l'Égypte et l'Iran ; ils invitent l'opposition non armée et même les reliquats de l'Armée syrienne libre. La Russie est donc le seul pays qui a un projet global. Elle se comporte vraiment en pays ami du peuple syrien.

Le DR.-  Pourtant, quelques jours après, faisant cavalier seul, la Russie se lance dans une campagne de bombardements aériens contre les forces islamistes. Cette décision soulève deux questions : premièrement, est-ce là le constat d'échec de l'appel de Poutine pour former une large coalition comprenant aussi les USA et l'Arabie Saoudite ?

La Russie ne fait pas cavalier seul. Elle est appuyée par des milliers de soldats iraniens, de combattants du Hezbollah, de volontaires irakiens ainsi que par des centaines de Palestiniens de citoyenneté syrienne. Moscou a l’expérience de la guerre et de la victoire. N’est pas maître aux échecs qui veut. Sa dernière défaite militaire face à l’axe américano-djihadiste en Afghanistan remonte à plus d’un quart de siècle. Depuis, la Russie a eu le temps d’apprendre de ses erreurs et de tisser des alliances stratégiques régionales durables.

Le DR.-  Deuxièmement, ces bombardements ne risquent-ils pas de susciter une vaste opposition qui donnera aux Russes le profil des agresseurs « mécréants » (tel que ce fut le cas lors de l'expérience afghane) et de renforcer ainsi un scénario « croyants » versus « mécréants » ?

B.K.- L'anti-impérialisme est un sentiment resté très vivace parmi les peuples arabes. Je vous parle du Caire où je me trouve au moment de cet entretien. Le rapprochement égypto-russe et, par ricochet, le rapprochement égypto-syrien sont très palpables. Vous voyez partout des publicités de Gazprom dans la rue. Grâce à la découverte d’un vaste champ gazier au large des côtes égyptiennes et à l’inauguration du nouveau canal de Suez, l’Égypte peut à nouveau se rêver en puissance régionale libérée de la tutelle saoudienne.  Lors des élections législatives égyptiennes, des observateurs US liés au Carter Center  et à l'ONG « Democracy International » se sont vus refuser leur demande de visa. Le président al Sissi a déclaré son appui total à l'intervention russe en Syrie. L’axe Russie-Égypte-Syrie symbolise la solidarité chrétienne et musulmane bien plus que l’idée d’une guerre entre croyants et mécréants. En Syrie, Vladimir Poutine a même reçu un nom arabe à consonance musulmane: Abou Ali Poutine ! La Russie a une bonne réputation dans le monde arabe. Elle a toujours été du côté des nationalistes arabes contre le colonisateur occidental. Si nous sommes loin de la renaissance arabe et de l'esprit panarabe insufflé par Nasser, on constate toutefois une réelle volonté d'en finir avec le djihadisme, cancer des Arabes et des musulmans qui n'apporte que l'humiliation, la soumission, l'abrutissement, la violence et la stagnation.

Le DR.-  Plus précisément, vu que l'alliance « de facto » inspirée  par la Russie ne concerne que des pays à dominance chiite comme l'Iran et l'Irak, ainsi que des mouvements comme le Hezbollah ou les combattants irakiens d'obédience également chiite, ne risque-t-on pas de faciliter la tâche de l'intelligence américaine qui cherchera à donner au conflit le contenu d'une guerre de religion ?

L’Égypte est le plus grand État arabe du monde. L’Égypte est aussi le siège de la plus haute autorité sunnite dans le monde : Al Azhar. Et Al Azhar appuie pleinement le président Sissi dans sa lutte contre le terrorisme. Les nombreux Égyptiens sunnites avec qui j’ai parlé sont inquiets de la montée en puissance de Daech dans le Sinaï et se sentent solidaires à la fois de leur gouvernement et de celui d’Assad en Syrie. Certains de ces Égyptiens sont même des salafistes qui votent pour le parti al Nour, allié du président al Sissi… La guerre sunnite/chiite telle que présentée par la gigantesque manipulation médiatique en cours  n’existe donc que dans la tête de ceux qui veulent effectivement l’autodestruction du monde arabo-musulman, c’est-à-dire les USA et les groupes takfiristes tels que Daech ou le front al Nosra. Seuls les idéologues proches du renseignement US et du quai d’Orsay, ainsi que leurs alliés djihadistes qui rêvent d’épuration religieuse, ont intérêt à une telle division confessionnelle. Au final, c’est l’Axe de la Résistance (une coalition de pays non alignés aux USA et à Israël) dominé par les chiites et respecté par de nombreux sunnites que ces idéologues veulent liquider.

Le DR.-  Lors des débats aux Nations Unies, on a eu l'impression que François Hollande avait une position encore plus anti-syrienne qu’Obama lui-même. N'est-ce pas une confirmation de l'influence des lobbys sionistes et des intérêts des monarchies du Golfe dans la politique internationale française ? Influence personnifiée notamment par Laurent Fabius ?

B.K.- Fabius représente en effet la convergence des intérêts des deux entités les plus nuisibles à la paix en Orient, à savoir Israël et l’Arabie saoudite. La visite à Riyad de Manuel Valls, agent déclaré d’Israël, confirme ce rôle doublement criminel joué par l’élite française contre les intérêts des peuples. Ajoutez à cela la dernière déclaration d’amour à Israël du prince saoudien Walid Bin Talaal, dans laquelle ce dernier ose affirmer que dans le cas d’une nouvelle intifada, son pays soutiendra Israël, et la boucle est bouclée. Il n'est donc pas excessif de dire que l’Arabie saoudite, Israël et la France sont trois nations en guerre contre l’Iran, la Syrie et le Yémen. De son côté, ayant perdu pied en Orient, Washington joue plutôt la prudence. 

Le DR.-  Quid du rôle de la Turquie dans ce conflit ?

B.K.- Il est difficile de parler du rôle de la Turquie tant les intérêts de la minorité au pouvoir priment sur ceux de la nation. Au début, le régime Erdogan rechignait à s’impliquer dans la guerre de Syrie. Ankara et Damas vivaient une véritable idylle sur le plan économique et politique. Conseil des ministres mixte, levée des barrières douanières, projet de TGV entre Gaziantep en Turquie et Alep en Syrie… Rien ne laissait présager un tel état de guerre entre la Turquie et la Syrie. Et puis un jour de mars 2011, le directeur de la CIA Leon Panetta est arrivé à Ankara avec son nouveau plan pour la Syrie, celui du « Regime Change ». Erdogan, le grand chef d’État « qui ne craint qu’Allah », s’est honteusement soumis à ses maîtres. Il a même été plus loin. Erdogan s’est imaginé calife. Il ne parlait plus que de la gloire de l’Empire ottoman et a même promis à ses sympathisants, toujours plus galvanisés par le discours religieux, de prier dans la grande mosquée des Omeyyades, une fois la Syrie débarrassée d’Assad. Dès l’été 2011, Erdogan a accueilli les miliciens anti-Kadhafi « pour raisons médicales ». Ces vétérans ont été les premiers djihadistes internationaux venus encadrer les déserteurs syriens. La rencontre entre les terroristes libyens et les déserteurs syriens s’est déroulée à Hatay (Antioche) en Turquie. On connaît la suite. Erdogan a fait de la Turquie le carrefour du terrorisme international avec le consentement de la CIA. Les djihadistes européens,  les agents de la DGSE envoyés par Hollande, les hommes du sénateur McCain ont emprunté les mêmes axes routiers pour rejoindre la Syrie. Erdogan a tout simplement transformé la Turquie en autoroute sans péage du djihad.

Le DR.-  Les  élections en Turquie de juin 2015 ont consacré une diminution sensible du soutien populaire aux politiques d'Erdogan et une progression importante du « Parti démocratique des peuples » (HDP), censé être largement composé de citoyens kurdes ou de leurs sympathisants. Quelles sont les positions du HDP concernant la Syrie ?

B.K.-  Le HDP est une coalition de gauche dominée par l’ancien BDP, un parti kurde de masse, vitrine politique du PKK, l’équivalent du Sinn Fein par rapport à l’IRA ou de Batasuna par rapport à l’ETA. De nombreux partis de la gauche marxiste turque composent également cette alliance. Comme dans toute coalition, des sensibilités différentes s’expriment au sein du HDP. Si la direction du HDP est globalement anti-Assad, des milliers de sympathisants du HDP expriment ouvertement leurs sympathies envers l’armée syrienne et même envers Assad. Les partis de gauche turque et kurde sont majoritairement peuplés d’alévis, une hétérodoxie progressiste issue de l’hétérodoxie chiite et, pour cette raison, fortement méprisée par les élites sunnites turques. Malgré leurs différences théologiques, les minorités alévies turques et kurdes se sentent solidaires des alaouites de Syrie victimes d’un véritable génocide ignoré ou délibérément minoré par les apôtres des droits de l'homme en Occident. Les alévis de Turquie considèrent Assad comme un dirigeant laïc protecteur des minorités et comme un contrepoids par rapport au régime d’Erdogan méprisant et hostile envers les minorités religieuses. Le leader du HDP Selahattin Demirtas est conscient de compter de nombreux alévis parmi ses soutiens ; il a donc plutôt tendance à ménager ses critiques envers le gouvernement syrien. Le HDP pro-kurde a toujours eu une position ambiguë à l’égard de la Syrie, à la fois critique de l’autoritarisme du système Assad et reconnaissant d’avoir accueilli la direction du PKK pendant près de 20 ans.  Cette ambiguïté est palpable sur le terrain militaire syrien. Des accrochages surviennent parfois entre les forces kurdes (YPG) et l’armée syrienne. Mais globalement, Kurdes pro-PKK et Syriens pro-Assad se soutiennent mutuellement face au Front al Nosra à Cheikh Maqsoud, un grand quartier kurde d’Alep, et face à Daech à Hassaké dans le Nord-Est du pays.

Le DR.-  Est-ce que la campagne anti-kurde d'Erdogan, sous prétexte de combattre le terrorisme, n'est pas une manière de cacher son soutien aux islamistes, et ce avec – pour le moins – la complaisance de l'Occident et de l'UE ?

C'est une évidence. Erdogan s'est réjoui de la chute imminente de la ville kurde de Kobané en Syrie avant de devoir manger son chapeau... Il a laissé les kamikazes de Daech se faire exploser au milieu de meetings de la gauche pro-kurde à Diyarbakir, Suruç et Ankara, massacrant près de 150 manifestants et en blessant près de 400... Il a concentré ses frappes sur le PKK et sa branche syrienne, les YPG. La Turquie est truffée de bases et de cellules dormantes de Daech. Erdogan a même fait arrêter les procureurs et les gendarmes turcs qui ont perquisitionné les camions remplis d'armes offerts par ses agents aux terroristes en Syrie. C'est la fameuse histoire des poids-lourds de la MIT (service de renseignement turc lié au cabinet du Premier ministre). À ce moment, le néo-calife néo-ottoman qu'il rêve de devenir dans ses délires a fermé les yeux sur un immense trafic de nitrate d'ammonium vers les zones contrôlées par Daech, officiellement à des fins purement « agricoles ». Comme on le sait, le nitrate d'ammonium n'est pas un simple engrais. C'est surtout un puissant explosif. Ses agents n'affichent aucune volonté de démanteler ces réseaux car ils lui sont utiles pour soutenir les terroristes en Syrie tout en les utilisant contre l'ennemi intérieur, c’est-à-dire les forces de la gauche turque et kurde et plus largement l'opposition démocratique du pays.

Propos recueillis par Vladimir Caller

L'interview a été publiée dans le Drapeau Rouge n° 53 de novembre-décembre 2015.

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