Stalingrad 1943 - Bruxelles 2013

Publié dans Belgique

Mémoire/Histoire/Jean-Marie Chauvier

Ce samedi 23 février à la Place de la Monnaie au centre de Bruxelles, une quarantaine de personnes ont défié le froid et le vent pour participer à une manifestation de souvenir et d’hommage à la Bataille de Stalingrad et écouter les discours de l'historienne Anne Morelli, de Jean-Marie Chauvier, spécialiste de l'URSS et de Vladimir Caller pour le Drapeau Rouge. Chacun a remémoré l’héroïsme des combattants soviétiques et le besoin de rester vigilants face aux résurgences du néofascisme en divers pays d’Europe. Nous vous proposons de prendre connaissance de l'intervention de Jean-Marie Chauvier qui plaide pour le droit à l'histoire.


STALINGRAD 1943 – BRUXELLES 2013


Le hasard veut que ce 23 février est le jour anniversaire de la fondation en 1918 de l’Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans, le nom que porta l’Armée soviétique jusqu’à Stalingrad. On le célèbre toujours en Russie comme fête des défenseurs de la patrie, et de petits plaisantins la rebaptisent « fête des hommes » en complémentarité avec la fête des femmes qui a lieu le 8 mars !

Il y a quelques jours dans une librairie, j’ai découvert une BD sur la deuxième guerre mondiale destinée à des adolescents.

La couverture était illustrée par un grand débarquement de soldats américains. La guerre hitlérienne contre l’Union soviétique était traitée comme un aspect parmi d’autres. La capitulation allemande signalée était celle du 7 mai à Reims, et non celle du 9 mai à Berlin, au siège du QG soviétique, qui mit réellement fin à tous les combats.
Ces choix d’enseignement ne sont pas innocents, ils participent d’une guerre idéologique que le lecteur – enseignant, parent ou élève- n’est généralement pas en mesure de déceler, d’autant que cette réécriture de l’histoire correspond à ce qui en est largement propagé dans les médias. C’est ce qu’on appelle « la guerre des mémoires ». Mémoires des peuples, mais aussi mémoires construites par les états.

Ainsi, glorieusement célébrée en Russie et dans d’autres pays de l’Est : la mémoire de la bataille de Stalingrad, d’août 1942 à février 1943, grand tournant de la guerre, de la bataille de Koursk en juillet 1943, décisive dans la compétition entre techniques militaires allemande et soviétique, la mémoire de la Victoire alliée sur le fascisme en 1945 .
Cette mémoire, également célébrée chez nous à la libération, ne l’est plus désormais, et l’antifascisme n’est plus au goût du jour.
Comment expliquer ce divorce des mémoires ?
On peut relever au moins trois raisons.

La première raison, c’est qu’on n’a pas vécu la même guerre. L’occupation et les violences nazies que nous avons subies sont sans commune mesure avec la guerre d’anéantissement et de génocide perpétrée à l’Est par l’Allemagne nazie et ses alliés.
L’anéantissement des états procédait de l’objectif même de cette guerre à l’Est. Il était d’ordre colonial, dans le prolongement des guerres impérialistes. Le General Plan Ost élaboré par les experts scientifiques allemands prévoyait le nettoyage de la Pologne, de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Russie européenne pour y installer des colons de race blanche afin d’y édifier une économie moderne sur le modèle européen. C’était une entreprise de civilisation, au sens colonial. Les dirigeants nazis envisageaient pour l’URSS trente millions de morts et trente à cinquante millions de déportés vers la Sibérie. S’y ajoutait la logique racialiste qui impliquait l’élimination des Juifs, des Tsiganes, des malades mentaux, d’une partie des Untermenschen slaves. Fin 1941 déjà, après six mois d’invasion hitlérienne, 900.000 Juifs étaient génocidés par fusillades – femmes, enfants, vieillards compris- et, selon des historiens allemands, deux millions de prisonniers de guerre soviétiques exterminés.
Le bilan de cette guerre pour l’URSS a été de 26 à 27 millions de vies humaines perdues, dont une dizaine de millions de civils dans les territoires occupés et huit à dix millions de soldats, dont 3, 5 millions de prisonniers de guerre exterminés par la faim et les fusillades. Une partie de ces victimes l’ont été, également, des répressions et des déportations staliniennes juste avant et juste après la guerre.
Le grand affrontement entre les blocs de l’Axe et de la Coalition anti-hitlérienne s’est, il est vrai, compliqué au gré de conflits exprimant d’autres clivages et les tensions existant au sein de cette Coalition « contre nature ». Ainsi, les guerres civiles qui ont déchiré Polonais, Ukrainiens, Biélorusses, Caucasiens, et plus largement encore la Yougoslavie, la Grèce, dans ce dernier cas, les forces britanniques oeuvrant à l’écrasement de la résistance communiste.
Prémices de la guerre froide : les services secrets américains et britanniques exfiltraient vers les Amériques ou vers leurs centres de propagande et d’espionnage en Allemagne de l’Ouest, nombre de cadres nazis, comme le Réseau Gehlen, de Waffen SS et de collaborateurs, notamment baltes et ukrainiens.

Il y a une deuxième raison au divorce des mémoires. C’est qu’à l’Est comme à l’Ouest, les puissances, les états, et spécialement les nouveaux états post-soviétiques se construisent des mémoires collectives, des histoires officielles de nature à légitimer les pouvoirs en place. C’est ainsi que les dirigeants actuels de la Russie, même anticommunistes, vont chercher dans le passé des victoires soviétiques, entre autres, des occasions de renouer avec des sentiments populaires durement affectés par l’effondrement de l’Union et les ravages du capitalisme de choc. Dans nos pays de l’Ouest, sous hégémonie américaine, il n’est pas ou plus politiquement correct de reconnaître le rôle décisif des « rouges » dans la défaite du nazisme. Alors, plutôt que de valoriser les combats de Stalingrad et Koursk, en 1942-43, on met en relief le débarquement anglo-américain en Normandie du 6 juin 1944. Les Etats-Unis ouvraient heureusement le second front qui allait permettre de libérer nos pays, mais l’Union soviétique, sur le premier front depuis juin 1941, avait déjà défait la machine de guerre fasciste aux trois quarts concentrée sur ce front de l’Est. C’est l’Armée Rouge qui a permis la libération de l’Europe, et qu’un terme soit mis au génocide nazi dans les camps d’extermination.
La Russie officielle actuelle entend donc tirer gloire de sa Victoire de 1945, fût-elle surtout soviétique et donc, non seulement russe, mais ukrainienne, biélorusse, kazakhe, ouzbèque, géorgienne, arménienne, de tous les peuples soviétiques engagés dans cette lutte, et au nom desquels fut planté sur le Reichstag à Berlin, non point le drapeau national tricolore de l’actuelle Russie, mais le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau, un emblème qu’on cherche à escamoter.
L’Ukraine est aujourdhui partagée entre cette fidélité au combat soviétique qui fut très majoritairement le sien et la réhabilitation des armées national-fascistes des régions de l’Ouest qui ont plus ou moins collaboré avec l’Allemagne nazie. En Ukraine occidentale, à Lvov, Lviv, comme chaque année le 28 avril, on célébrera la Waffen SS « Galichina », sous l’égide du parti néofasciste au pouvoir « Svoboda ». En Lettonie, on verra défiler le 16 mars, comme chaque année, la Waffen SS « Latvia » et ses sympathisants, et ce, dans une capitale de l’Union Européenne, tolérante sinon complaisante.

On peut, à ce divorce des mémoires, détecter une troisième raison. Ce sont les motifs politiques actuels pour lesquels les classes dirigeantes de nos pays ont intérêt à faire oublier l’histoire des fascismes, des ralliements, des collaborations qu’il a suscités, et surtout des résistances, des rôles clé qu’y ont joué l’Armée Rouge et les résistances populaires armées. Ce révisionnisme est donc rétrospectif – il tend à substituer à la réalité des luttes de l’Europe d’hier le discours lénifiant d’un consensus compassionnel autour des victimes qui met tout le monde d’accord en évacuant tout débat de fond.
Il est aussi d’actualité et géostratégique – il s’agit de disqualifier la Russie, tant pour ses victoires passées que pour son rôle actuel.
L’histoire et la mémoire sont instrumentalisées dans la géostratégie, autant que dans les mythologies destinées à la construction de nouvelles identités nationales.
C’est pourquoi « le devoir de mémoire » auquel nous sommes souvent conviés est aussi régulièrement piégé par ces stratégies.
Il serait encore plus important d’assurer, de nous assurer ainsi qu’aux jeunes générations, le DROIT A L’HISTOIRE.


Jean-Marie Chauvier

Texte d'une intervention lors du rassemblement tenu à Bruxelles le 23 février 2013, jour anniversaire de la création de l'Armée Rouge en 1918, pour commémorer les victoires soviétiques à Stalingrad en février 1943, à Koursk en juillet 1943 et dans les offensives ultérieures qui permirent la libération de l'Europe et la défaite du nazisme. Ce rassemblement s’est tenu à l’appel de plusieurs personnalités.

Imprimer